En somme, on sait assez peu de choses sur celui qui fut jadis l'étrange Phileas F...

Peu de choses de moi ? Ah ah ah ! Encore heureux, avec tous ces...

Soit un peu plus respectueux Phil, je t'ai laissé te décrire, à présent c'est mon tour !

Mais...

Bon, où en étais-je ? Tu m'as coupé dans mon élan, c'est malin !

Ah ah ah, toi aussi tu as perdu le fil !

Ah non, ne recommences pas ! Si tu n'arrêtes pas je te confisque ton masque !

(silence...)

Bien, où en étais-je ? Ah oui. Galways.
Ici, personne n'est au courant de ce qu'a vécu l'énigmatique personnage qui se fait appeler Phileas Fogg ; pourtant, moi je connais son histoire, et ce soir je vais vous la raconter.

« Il s'appelait Andrew Stone.
Il est né à la fin du dix-neuvième siècle dans une famille aisée, et ses géniteurs ne l'avait pas conçu par amour l'un pour l'autre, car ils ne l'entourèrent d'aucune affection, allant même jusqu'à le confier à un précepteur peu amène vivant dans un cartier de Londres à plusieurs kilomètres de la maison familiale.
Mais cela ne fit qu'enserrer le cœur du jeune garçon qu'il était alors dans une carapace inébranlable.
"Qu'importe" se dit-il, et à ses dix-sept ans... »

Il faut savoir que j'étais jeune et bien fait de ma personne alors, et que grâce à l'argent de mes parents, je m'habillais à la dernière mode de l'époque, soulignant ainsi ma silhouette altière ; et...

« ...il s'enrôla dans l'armée –c'était le seul moyen qu'il avait trouvé pour échapper temporairement au contrôle de ses géniteurs.

Étrangement, il trouva dans l'armée un certain réconfort, et aussi l'amitié alors qu'il ne l'avait jamais vraiment connu, notamment celle d'un jeune homme blond, avec lequel il commença ses études militaires. Edmond Davidson, qu'il s'appelait.
Les deux jeunes gens s'entraînèrent ensemble, montèrent en grade au même rythme, et Andrew avait presque réussit l'exploit d'oublier son enfance irritante et ses parents peu aimants.

Seul et magistral bémol, quelques années plus tard, la première Guerre Mondiale éclata. Sanglante, horrible, ignoble, elle fit les morts qu'on connaît ; et parmi eux, un certain Andrew Stone, dont on n'a jamais retrouvé le corps, ni celui d'Edmond Davidson, également porté disparu... »

Mon cher Mr Fogg, maintenant que tu leur a lu ton extrait poignant et affligeant, je peux leur raconter la suite ? Tu avais dit que tu me laisserais leur expliquer !

(soupir) Oui, Phil.

Génial ! Ils vont tous pouvoir admirer mes talents de conteur !

Ah ça...

Chut... ! (grand sourire)
« Porté disparu.
Le pire dans tout ça, c'est que c'est vrai. On a jamais retrouvé mon corps. Et pour cause ! Il a été... volé.
Oui ! Je respirai encore lorsqu'on a pris ce qui restait de moi. A ce moment-là, je ne soupçonnais pas une seule seconde qui m'avaient arraché au sol et à la mort... j'étais dans un état second, je crois que je ne sentais presque plus rien, mais je n'étais pas encore mort ! Je dérivais tout en gardant un pied dans la réalité, confondant le réel et l'imaginaire, dérivant à la limite de l'inconscience tandis que quelqu'un réanimait mon cœur pour me transporter ailleurs.

Mais qui ? Qui avait bien pu prendre le moribond que j'étais, et à quelle fin ?

אּ

Pour le monde, en tous cas, Andrew Stone mourut durant la première guerre mondiale, comme tant d'autres jeunes hommes de son âge. La cause officielle de sa mort ? Des balles, des éclats d'obus... ou un obus entier, qui sait ? Plus tard, les charognards auront dévoré les restes de son corps, rendant sa dépouille impossible à identifier, d'où le "porté disparu".

Andrew est donc mort, mais en un sens, il a survécu... un temps. "Quelqu'un" l'a sauvé. "Sauvé" ! Ah !
Une fois volé, le corps d'Andrew fut rapidement emmené en lieu sûr pour... des expériences. Celles-ci durèrent des semaines, des mois. Elles ôtèrent au jeune homme la dernière part d'humanité en lui qui avait réussit à survivre à la Guerre, et le jeune Stone est définitivement mort.

Ce fut... amer ; je me souviens encore de la douleur qui m'a traversé, juste avant que mon cerveau ne se débranche et que mon système nerveux ne se mette en veille, me plongeant dans un coma salutaire.

Je ne sais pas quel but avaient réellement ces expériences, mais une fois en mesure de me réveiller, je me souvins avoir voulu ne jamais être né.
Je me rappelle qu'il n'y avait personne, et qu'un miroir prenait toute la hauteur d'un mur de la salle étrange où on avait charcuté mon corps et souillé mon âme. Une fois en mesure de me lever et de faire quelques pas hésitants hors de la table d'opération, j'eus l'horreur de m’apercevoir que je n’avais plus grand chose d’humain. Je me souviens parfaitement de l'horreur que j'ai ressentis en contemplant mon corps défiguré. Une horreur sans nom.

Il me semble que c'est mon regard qui m'a effrayé en premier.
Sans doutes avais-je perdu mes yeux dans la bataille -mes souvenirs à ce sujet sont toujours flous- car on les avait remplacé par un mécanisme : deux globes de métal qui sont rattachés à ce qu'il me semble être mes nerfs optiques ; je ne comprend toujours pas comment fonctionne le zoom qu'ils me permettent, ni comment on a réussit l'exploit de les doter d'une vision nocturne, d'une vision aussi nette que celle d'un faucon. Ingénieux, certes, mais ignoble, écœurant, effrayant... inhumain.
Un regard de machine.

(soupir) D'ailleurs... j'ai aperçu une rangée de masques à gaz qui traînait par là ; j'en ai pris un que j'ai immédiatement mis sur mon visage, presque sans réfléchir... Mon regard était tellement inhumain, comment pourrais-je le supporter ?

Ensuite, c'est mon bras droit qui m'a épouvanté.
Perdu –j'imagine– dans la bataille, un membre de métal a prit sa place. Même maintenant, après l'avoir étudié sous toutes ses coutures, je n'arrive toujours pas à comprendre comment il a été fabriqué et avec quoi. Contrairement à ce qu'ont subit mes yeux, la transformation de mon bras ne semble pas avoir eut pour but l'avoir rendu plus performant que l'ancien –ou un peu plus solide peut être.

Ceux qui m'ont "sauvé" ont dû croire que je ferais un soldat d'élite une fois ressuscité et transformé... eh bien, désolé de les avoir déçu, mais je ne pouvais plus combattre, cela m'était devenu impossible. Pas après avoir vécu ce que j'ai vécu dans les tranchées : la boue, les rats, la peur, l'horreur de la guerre...
Non, même avec ce nouveau corps... Plus jamais. »

Décidément, nous sommes passé d'horreurs en horreurs !

« Bref, je me répugnais tellement, j'étais devenu tellement inhumain que je ne voulais pas rester une seconde de plus dans cet endroit qui sentait comme un hôpital, avec une odeur de sang en plus. J'ai décidé de fuir.

Je n'étais sûrement pas en état, mais la peur me donnait la force qu'il me manquais. Me dirigeant vers la fenêtre, je me suis rué dessus pour la briser et la traverser... et suis littéralement passé au travers ; alors que je pensai devoir me démener avec les éclats de verre, je me suis retrouvé de l'autre côté, indemne. J'ai regardé derrière moi, et la fenêtre était intacte.

Je n'ai pas pris le temps de me pencher sur ce miracle, j'ai préféré détaler. La Guerre était finie, mais au vu de ces expériences, une autre allait commencer. Je voulais me cacher, je voulais échapper à tout cela. M'enfuir. Loin.
...et ne plus jamais voir les humains de toute la fin de mon inhumaine survie.

J'ai couru longtemps à travers une forêt emperlée de neige, pour finalement trouver refuge dans une grange abandonnée, où j'ai cru que j'allais mourir de faim... mais contre toutes attentes, il semblait que je n'avais pas besoin de me nourrir, et cela me permit de passer l'hiver dans la bâtisse que j'ai calfeutré de mon mieux.

Étrangement, travailler de mes mains m'a permis pendant un temps d'oublier l'horreur des expériences dont j'avais été l'objet, et j'ai finit par adopter une philosophie qui se résumait en l'expression "ce qui ne te tue pas te rend plus fort". La guerre n'avait pas eut raison de moi, les expériences n'avaient pas réussit à me rendre totalement fou. J'avais survécu. Je me devais de ne pas mourir pour honorer tous les morts qui m'avaient entourés sur le champ de bataille.
Je le leur devais... ne pas céder à la facilité... se tuer est trop facile...

Finalement, j'avais beaucoup de temps libre, et je décidai de le mettre à contribution pour essayer de percer à jour les mécanismes qui faisaient à présent partie de mon corps. Pour mes yeux et mon bras, je concevais à peu près comment cela fonctionnait, mais pour le reste... pourquoi n'avais-je pas faim ? M'avait-on retiré l'estomac ou l'avait-on remplacé par autre chose ? Par quoi dans ce cas ?
Et... il n'y a pas que le système digestif qu'on m'avait changé...
Je me suis aperçu que je ne vieillissais plus alors que les saisons filaient autour de moi, toutes ces années où je suis resté calfeutré dans la cabane. Cela pouvait paraître génial, c'est clair... mais aussi, cela me rendait plus inhumain encore, et puis je me suis haïs car je ne pouvais pas simplement attendre la fin de mes jours dans cette grange abandonnée.

Quant il fut clair que la mort ne voulait pas venir me chercher dans son étreinte obscure mais libératrice, je pris mon courage à deux mains et partit dans la forêt, abandonnant la grange qui m'avait protégée pendant trente-trois saisons –près de huit ans– pour revenir vers les humains.

On efface pas toutes les souffrances d'un soldat à coups de scalpel.
Il y a des choses qui ne partiront jamais... La première guerre mondiale en est une. La seconde en est une autre.

J'ai vu des horreurs comme peu en ont vu dans leur vie.
J'ai traversé les pays. Mon pouvoir de passe-muraille me permis de me faire discret et ma vision nocturne de voyager la nuit, me dissimulant de mes semblables le temps de mettre des mots sur les actions qu'ils entreprenaient. Le monde n'avait pas changé : toujours emplit de haine, toujours emplit d'atrocités issues de cette haine.

C'est à peu près à ce moment-là que je me suis rendu compte que je haïssais profondément mes congénères. Que je ne pouvais plus cautionner les actes, leurs atrocités. Que nous n'appartenions plus au même monde.

אּ

Et puis j'ai rencontré Mr Hycks.
Enfin, plus précisément, c'est lui qui m'a trouvé. C'était un soir d'automne ; il pleuvait. J'étais en France, la guerre venait de finir et je m'attardai dans un parc en ruine en banlieue d'une des villes du nord du pays. J'étais emmitouflé dans un grand manteau, et on ne pouvait voir que c'était un uniforme de soldat qu'il y avait en-dessous. Par contre le Masque, lui, on le voyait à milles lieux à la ronde, comme un fantôme qui reviens hanter le lieu de sa déchéance. Pathétique.

J'étais donc là, las de mes semblables depuis si longtemps que je les observais, las de l'humanité et du cercle de violence qu'elle décrivait depuis si longtemps sans arriver à en sortir. C'est pour cela que lorsque je vis l'homme s'approcher de moi avec nonchalance, je l'ai regardé avec un mélange de dégoût et de lassitude, sans pourtant bouger de là où mes pieds étaient plantés.

Il a commencé à se présenter, et j'ai été à deux doigts de lui rire au nez, ou de me dérober d'un "pas intéressé" confortable et fort pratique... mais allez savoir pourquoi, je suis resté là et l'ai écouté jusqu'au bout.

Je devais bien reconnaître qu'il s'y connaissait. Et puis... si cette histoire de deux "espèces supérieures" me faisait penser aux humains fêlés qui parlaient de "race supérieure", elle n'en était pas moins intéressante et pouvait conduire à quelque chose, pour peu que le soit-disant hybride qui était en face de moi fasse bouger les choses –et j'étais quasiment sûr qu'il y arriverait.
C'est donc sous ses ordres que je suis depuis cinq ans, espionnant qui il me demande, répondant au moindre de ses ordres tel une aberration obéissante, un humanoïde sans conscience...

Pourquoi ai-je accepté ? Ce n'est pas assez clair peut être ? Je hais les humains, je ferais tout pour qu'ils stoppent leur cycle de violence. Place aux créatures de la nuit, elles au moins n'ont pas déclenché de guerres mondiales.

אּ

C'était un soir de Décembre.
Une pluie mêlée de neige tombait sur Galways, gelant tout ce qu'elle touchait : habitants qui étaient encore dehors malgré l'heure tardive –ou peut être à cause d'elle– autant que pavés ou bâtiments ; la lune peinait à illuminer la scène, et de faibles réverbères essayaient en vain de la remplacer. Cette nuit, d'apparence aussi anodine que n'importe quelle soirée d'hiver, ne l'était déjà plus alors qu'un bateau d'apparence massive finissait de s'avancer dans le port. Une chaloupe fut rapidement jetée à flots, avec à son bord une silhouette vêtue de pied en cape comme un général de la Guerre de 14, et que le mauvais temps n'avait pas l'air de déranger.

Le "Félicité" n'était pas sensé faire escale au port de Galways cette nuit-là, mais une ou deux bourses changeant de main avait fait basculer la donne. Pour autant, ce n'était pas un navire quatre étoiles, et c'est à la rame que je rejoignis les quais du port. Personne n'était debout à cette heure-là sous cette neige glacée, mouillée et battante, et c'est sous un coup de tonnerre que j'ai posé pour la première fois les bottes à Galways. La nuit avait pris ses droits depuis longtemps, et de sombres rumeurs circulaient sur cet endroit mal famé –et surtout les rencontres que l'on y pouvait faire à la faveur de l'obscurité– cependant cela ne me faisait ni chaud ni froid, et c'est avec fracas que je poussai les portes de l'Auberge du Port –comme tout port a et se doit d'avoir.

Après une nuit passée dans un lit chaud plein de puces, je me réveillai aux premières lueurs de l'aube –ou ce qui me semblait en tenir lieu ici– pour aller là où j'étais sensé me rendre : là où s'était enfin localisé mon supérieur. »


Et voilà : plus inhumain qu'humain, pas totalement créé, je suis en droit de poser quelques questions existentielles... mais qui me répondrait ?