Le cri de Brigid fit écho à celui de Dermaid qui ne trouvait pas d'autre moyen d'extérioriser la douleur. Si c'était la colère qui animait la jeune femme, c'était de la rage aveugle qui avait poussé Dermaid à agir de la sorte. Mais la douleur avait pris le pas sur tout le reste et, lorsqu'il s'écroula, il se rendit compte qu'il serait bien incapable de se relever.

Pourtant, il refusait de lui lâcher les cheveux et il continuait de tirer avec le peu de force qui lui restait. Mais c'était sans compter sur le destin qui visiblement avait décidé d'être favorable à la petite garce. Il sentit la lame s'enfoncer dans sa chair une première fois, puis une deuxième et après la troisième, il perdit le compte tandis que le sang commençait à s'écouler à gros flots de son estomac. Relâchant la chevelure de la jeune femme, il posa sa main sur ses blessures et fixa ses doigts plein de sang d'un air hébété, se sentant partir contre son gré.

Mais il ne voulait pas, il ne pouvait pas laisser sa maitresse ainsi. C'était un échec cuisant, lui qui lui avait voué son existence toute entière. Dans un dernier sursaut d'énergie, il leva une dernière fois les mains en direction du visage de la jeune femme, posant ses mains sur sa joue et essayant d'enfoncer ses deux pouces dans ses orbites mais les ratant totalement et les plaçant maladroitement dans ses narines, les enfonçant bien plus profondément qu'il ne l'aurait songé.

Il était incapable de deviner la réaction de la petite garce, l'ombre était maintenant sur lui et il ferma les yeux, évitant à tout le monde un râle d'agonie aussi long que peur agréable à l'oreille. Après tout, il pouvait au moins lui épargner ça, un domestique se devait de mourir en silence, c'était toujours mieux que rien.

Voilà, elle avait frappé le sous-fifre, et maintenant il y avait du sang partout et elle ne voyait pas bien ce qu’elle faisait… Le bougre était toujours vivant, voilà qu’il lui enfonçait les doigts dans les narines, ça faisait un mal de chien ! Voilà que du sang commençait à goûter, c'était malin!
Tentant de se dépêtrer de cette situation, Brigid lui assena plusieurs tapes sur le visage avant que la main de son assaillant ne tombe mollement au sol…

La jeune femme n’en croyait pas ses yeux, mort, le serviteur de la démone était mort ! C’était la première fois qu’elle tuait quelqu’un, aussi resta-t-elle immobile quelques secondes, le temps de prendre la mesure de son acte. D’un côté, elle trouvait cela totalement effrayant, de l’autre terriblement grisant : le Seigneur avait dit  « Tu ne tueras point » et voilà qu’il venait de guider sa main pour accomplir sa mission divine… Il y avait là un petit arrière-goût de transgression qui était loin d’être déplaisant.

Elle avait beau avoir effectué « sa part » du contrat, le travail n’était pas terminé pour autant, car leur cible originale, la démone pécheresse  était toujours sur pieds ! Levant les yeux vers son collègue, elle constata avec un brin d’effroi que le combat de Titans qui était en train de se dérouler n’était pas à son niveau : monstre contre monstre, Ian à demi métamorphosé, elle ne pouvait pas se jeter dans l’arène sous peine d’arriver comme un cheveu sur la soupe, cheveu avec une bien faible espérance de vie.

Non, son utilité se trouvait ailleurs, car tout en restant à distance elle pouvait trouver un moyen d’aider son comparse en lui balançant des projectiles ou en la déconcentrant… Une idée immonde germa dans son esprit, aussi hésita-t-elle à la mettre à exécution, mais cette pensée n’avait pu lui être soufflée que par le Très Haut, et comme qui dirait les voies du Seigneur sont impénétrables !

La jeune femme se releva pour aller chercher son épée avant de revenir auprès du cadavre. Se saisissant des doigts qui se trouvaient quelques instants plus tôt dans sa cavité nasale, elle écarta le bras du reste du corps avant de lever son arme au-dessus de sa tête et SCHLAK, trancher dans le vif au niveau de l’avant-bras.
Se saisissant du membre ainsi désolidarisé, Brigid se rapprocha sensiblement du duel des monstres tout en restant à une distance respectable afin de lancer son projectile dans en plein dans la face de la vampire.

Hey la catin, ta bonniche vient te donner un ultime coup de main !

Deux proies. Plus que deux proies, la plus petite – plus proche ? Un fragment de pensée restait accroché à son visage, comme un étendard flottant au dessus d'un mât de navire échoué, sans plus de forme, sans plus de couleur – avait tué la plus insignifiante. Un servant, un pauvre homme, quelque chose qui importait peu. Ce qui était crucial était de tuer. Ce qui était nécessaire était de détruire. Pas de penser. Pas de craindre.

Une ultime tension le fit se raidir ; le changement s'était achevé dans un claquement fort et moite. Sa gueule lui donnait l'impression d'avoir été arrachée tant sa métamorphose avait été brutale, quand ses bras, eux, lui laissait un sentiment prégnant d'avoir été fraîchement écartelé – surtout le gauche, avec sa plaie suintante, contre laquelle sa chair vive essayait de lutter. Mais presque en vain pour l'instant : le cœur battait trop vite, le stress était trop intense, et le sang épaissi ne formait que des flots gras qui s'entremêlait à son pelage luisant. Il était noir, ce loup, noir nuit, presque bleu-corbeau, avec une petite pointe blanche au dessus du front. Un prêtre lui avait un jour dit que c'était le signe que Dieu avait touché son esprit et lui pardonnait un peu sa monstruosité. Restait à prouver qu'il le méritait. Alors que ce dernier frisson organique l'avait fait tressaillir, la catin magistrale se cambra une nouvelle fois, le repoussa encore, mais cette fois réussit à le faire basculer vers l'arrière assez loin pour qu'il roule. Sa masse considérable heurta violemment un meuble précieux, faisant gémir le bois et se briser des merveilles qu'une main patiente avait posé là, parures de porcelaine blanche dans un antre de noirceur. Il se redressa d'un bon, au milieu du fracas des bibelots qui lui semblèrent vaguement être de la neige et, un instant, une brève seconde à peine, il considéra les deux femmes. Proie facile, proie dangereuse. Tuer la première serait rapide, mais écraser la seconde serait plus sûr, et surtout plus jouissif. Infiniment plus jouissif – on pouvait reconnaître à Valentina un don incroyable pour le plaisir qu'elle offrait aux hommes, même si celui là serait peut-être le dernier, et bien différent de celui qu'elle prodiguait jusque là.

Un plissement d’œil bestial plus tard, pliant de ses jambes musculeuses, il bondit sur la divine blonde à la beauté profanée. Le bras blessé reculé à s'en faire encore une fois souffrir l'épaule – détail dans son état – il voulait lui envoyer le plus féroce des coups de patte, se servant de son bras ouvert davantage comme un gourdin velu plutôt que comme un membre à part entière. Mais l'hésitation qu'il avait eue, si courte fut-elle, et le temps qu'il avait mis à se redresser contre le meuble avait permis à la noble dame défigurée de se saisir d'une arme, laquelle aurait pu sembler dérisoire si sa pointe n'avait pas été de cette lueur lunaire si répulsive pour les siens. Il n'eut pas le temps de varier sa charge, il n'eut pas même la conscience réelle de ce danger que ne fit qu'effleurer son instinct d'une pression dans le cœur – à cet instant, découvert comme il était, gueule ouverte et torse offert, elle aurait pu lui planter dans le cœur.

Et un bras fila. Un bras, un bras d'homme, qui percuta le visage de Valentina, brouillant ce qu'elle avait de vision claire encore et lui faisant dévier sa main armée. Le poinçon d'argent dériva et ce qui aurait pu être une fin ironique pour le lycan devint une blessure bien plus pénible dans son bras déjà mutilé. L'épine était dans son épaule gauche et la peine irradiait tout son corps de l'allergie surnaturelle. Brigid lui avait sauvé la vie, il n'en avait nullement conscience.

Son élan était là, aussi fort et brutal qu'il pouvait l'être, et le coup de bras – on ne pouvait pas parler d'un coup de griffe ou de poing – frappa la tête de la Vampire alors que le bras n'avait pas même chu au sol encore, et tandis qu'elle basculait sous cette charge bestiale, le reste du corps massif de Ian engloutit la frêle et féline silhouette, encore si désirable malgré le sang qui la couvrait. Les deux combattants percutèrent la coiffeuse qu'elle avait fouillée dans une nouvelle parodie d'étreinte, sauf que cette fois, c'est lui qui mordit, juste après le choc, dans un réflexe aussi martial que sauvage. Il agrippa de ses crocs la première chose qui était à portée, et cette chose était la tête de la courtisane. Sans manières, sans recul, il happa cette figure de sa gueule et y pressa ses crocs de toute sa rage. Comme un chien enragé, il secouait la tête, comme un amant passionné, il l'étreignait de toute la puissance de son bras encore intact.

Ca craquait, ça jutait. C'était immonde à bien des regards – sauf à celui de Dieu, peut-être. C'était Lui qui l'avait réclamé.

Spoiler:

Tout s’accélérait. Mais nullement en sa faveur. Sitôt le geste enclenché pour envoyer sa pointe d'argent sur le lycan, la vampire fut déstabilisée par un membre défait de son corps. Le bras de Dermaid la percuta, déviant la trajectoire de son arme improvisée, tandis que l'odeur du sang humain la transportait dans ses bas instincts. Que cela soit son serviteur n'avait aucune importance à cet instant. Elle ne réagit pas à l'incartade qui accompagnait ce lancer franc en sa direction. Il était mort ; elle ne pouvait plus rien pour lui de toute manière. Mais elle fut prise d'une irrésistible envie de se détourner du combat qu'elle menait pour regagner des forces sur le cadavre encore chaud de son homme de compagnie. Chose insensée ; mais son nez sensible la chatouillait tandis que son regard s'embrumait encore sous les flots rouges qui la recouvraient. Sa chevelure blonde prenait des teintes nouvelles, oscillant entre le frais et brillant vermeil et le noir d'un sang qui coagulait déjà.

Mais Valentina n'avait pas eu le temps de se redresser et de reprendre ses esprits qu'une douleur indéfinissable s'empara de son crâne déjà martyrisé. A l'odeur velouté du fluide vital qui embaumait la salle, s'ajoutait désormais tout contre elle l'aigreur du monstre qui exerçait sur elle son étreinte mortelle. Cela lui donnait la nausée. A moins que ce soit lié aux différentes sensations que son corps éternel lui renvoyait. Sa chair se déchirait, criante de sang et libérant de leur carcan de peau d'autres racines de ses mèches blondes ; sa boite crânienne se craquelait sous les assauts de ces crocs pointus de sauvage. Elle sentait ces dents pénétrer en elle, meurtrir à jamais son éternelle jeunesse. Elle allait mourir, s'éteindre pour de bon. Mais...
Cette odeur... envoûtante, captivante, sensuelle... Elle était recouverte de cette douce senteur ; le lycan l'était aussi ; l'humaine, et ce corps qui se refroidissait ; toute la chambre était souillée de ce nectar. L'Italienne arriva même à oublier sa douleur, sa mort toute proche. Elle voulait goûter un peu de ce sang, n'importe lequel. Juste boire. Juste sentir cette chaleur descendre dans son organisme froid, éveiller ses sens, titiller son plaisir profond, satisfaire son âme. Une dernière fois peut-être. Si la lumière de son existence devait s'éteindre, elle serait comblée à l'instant de la nuit éternelle.

La vampire avait encore à la main une aiguille en argent. Bercée par son ultime souhait, elle trouva la force de lever celle-ci pour la planter dans ce pelage noir et rance. Puisant dans le poids de son corps qui s'alourdissait, la pique fut enfoncée profondément. Elle perdait progressivement toute véritable conscience de ce qui l'entourait. Son corps n'allait plus lui répondre longtemps ; il fallait qu'elle se sustente avant qu'il ne soit trop tard. Qu'elle n'ait pas le goût de la défaite dans la bouche.

Comme elle put, étourdie par la caresse de l'éternité ténébreuse, soumise à sa dernière volonté, elle avait attrapé quelque chose de cette bête pleine de poils ; peut-être était-ce un bras. Elle ne savait pas, elle ne réfléchissait plus. Ce qui aurait pu être son âme était en train de la quitter. Sa langue râpa sur cette peau épaisse, cherchant les perles d'un sang au goût étrange. Ses crocs se refermèrent sur cette chair comme un nouveau-né sur le sein de sa mère.
Ses paupières s'abaissaient. Son univers divaguait.
Elle avalait l'essence de son existence, goûtant alors l'étrange sensation d'une vie en suspens, en équilibre entre vie et mort. Elle ne ressentait plus que le nectar qui lui chatouillait la langue, contournait ses dents, coulait dans sa gorge. Ça et uniquement ça. Un dernier bienfait avant que son nom ne disparaisse de l'histoire.

Spoiler:

Brigid ne se souvenait plus trop des détails du combat, tout ce dont elle se souvenait était d’avoir lancé la main du cadavre et qu’après, son acolyte métamorphosé en lycan avait broyé la tête de la vampire avec sa mâchoire.

La scène avait été tellement horrible que la jeune femme était restée pétrifiée, ne songeant même pas à se réjouir de la fin tragique de leur proie. Ce craquement macabre, ce sang grumeleux parsemé de bouts de cervelle l’avaient tellement choquée qu’elle avait eu envie de vomir sans même y parvenir, comme si son estomac était lui aussi trop tétanisé pour oser bouger d’un pouce.

Cette phase de stase ne dura pas longtemps, car l’instinct de survie de la jeune combattante reprit rapidement le dessus : leur mission venait de s’achever, elle n’avait donc plus aucune raison de rester sur place, d’autant que Ian était potentiellement devenu un tueur en série sans état d’âme, elle avait donc même plutôt intérêt à se carapater vite fait bien fait.

Suivant son instinct, Brigid couru de toutes ses forces vers la sortie sans se retourner, empruntant le même chemin qui leur avait permis d’entrer, et continua sa course folle jusqu’à un petit recoin sombre derrière une taverne. Retourner au siège de la Sainte Colombe ? Trop risqué, si le monstre la recherchait, c’est là qu’il irait chercher en premier…

Reprenant peu à peu son souffle, la jeune fille réalisé petit à petit ce qu’elle venait de vivre, et son estomac se sentit à nouveau suffisamment en confiance pour vomir tripes et boyaux.  Les images du combat repassaient en boucle dans sa tête, la faisant pleurer à chaudes larmes.
De telles atrocités étaient-elles le prix à payer pour exécuter la volonté divine ? Dieu seul avait la bonne réponse, mais une chose était sure, Brigid ne dormirait plus sereinement de sitôt.

Plus tard, elle apprendrait que ses supérieurs étaient ravis du résultat de leur mission et envisageaient de les promouvoir, Ian et elle, à des postes clés destinés à exécuter des missions encore plus délicates.
Réalisant qu'elle n'était pas de l'étoffe dont on faisait les héros, Brigid déclina cette offre et quitta la Sainte Colombe, préférant se retirer dans les ordres pour racheter les péchés de sa vie terrestre.

Spoiler: