Les horaires d’une infirmière étaient la plupart du temps rigolos ; travailler 36h d’affilée, se lever lorsque les autres se couchent… déjeuner à minuit et alterner pour, un jour et demi après, retrouver un horaire normal et se réveiller de nouveau avec les oiseaux. Aussi, lorsqu’elle revint ce jour-là à une heure décente à son hôtel, le blondinet de l’accueil n’en cru pas ses yeux. Après avoir levé la première fois un regard négligeant, il sorti de ses rêves et sauta presque par-dessus le comptoir pour la rattraper avant que les portes de l’ascenseur ne se referment sur sa cible. Grace n’avait pas plus fait attention à la pile de lettres qu’il lui avait alors remise qu’à une pile de tracts indésirables. Revenue dans sa chambre, elles avaient fini dans la coupelle près de la porte des « trucs auquel il faudrait éventuellement consacrer du temps un jour ou l’autre ».
Et un jour vint, enfin, où la brave enfant oublia les dossiers sur lesquels elle devait travailler.
Quel ennui ! La chambre bien rangée, grâce aux soins méticuleux d’une femme de chambre attentive à ne laisser trainer aucune vidange – dont elle récupérait sûrement pour elle-même les bénéfices, la fourbe – n’offrait aucune distraction. Quel malheur ! Lorsqu’elle devait étudier des dossiers, Grace ne prévoyait jamais plus de boisson qu’elle ne pourrait en supporter. Il s’agissait de faire bonne figure et de montrer sa bonne volonté devant ses employeurs. Comment aurait-elle pu garder son travail si elle ne se maitrisait pas un minimum ? Aussi, Grace cherchait quelque chose à faire pour éviter de ne chercher autre chose à boire, fébrile, avant que son regard ne tombe sur les lettres soigneusement rangées sur la déserte près de l’entrée. Elle se jeta dessus.
Assise sur le sol, dos à une colonne, elle tria un peu le tout ; Maman, maman, fiche de paie de la clinique, clinique, Grande sœur, clinique, carte postale, maman, facture (oups, l’agence de location de voiture, elle avait oublié que la titine ne lui appartenait pas), rappel de facture, lettre soigneusement cachetée d’un expéditeur inconnu, maman et papa, carte postale, et c’était tout en fait.
Sceptique devant la quantité de courrier, elle mit de côté les documents officiels et, après réflexion, ceux de sa mère également. Les cartes postales lui venaient d’une connaissance du temps de son internat, une de ces personnes tellement enthousiastes dans la vie, qu’elles s’appropriaient l’amitié de tous ceux qui croisaient sa route sans se demander une seconde si l’autre la laisserait faire. Mais cela faisait du bien, quand même, de savoir que quelqu’un pensait à soi… Alors Grace ne protestait pas.
L’enveloppe de provenance inconnue l’intriguait. Au moment de l’ouvrir, le cœur de Grace rata un battement ; elle connaissait l’écriture.
En un claquement de doigts, elle fut renvoyée à cette soirée affreuse où elle avait découvert la lettre d’adieu de Mathilde. Un frisson glacé parcouru son dos et Grace se mit à lire les mots tracés à l’encre rose, les mains tremblantes – et pour une fois, ce n’était en rien dû à l’alcool.
« … vous pouvez, si vous le désirez, brûler cette lettre sur le champ et ne pas lire la suite. Vous pouvez arrêter votre calvaire maintenant, alors qu'il n'a même pas commencé. Je vous en pris, faites ce choix que je vous laisse, vous n'aurez aucune occasion de faire marche arrière. Il se peut que vous vous haïssiez après. De toute façon, vous me haïrez moi. »
Le goût d’une bile amère était remonté aux lèvres de Grace, sa main crispée, elle, avait chiffonné la lettre sans lui demander son avis. La nausée la prit et son esprit lutta entre ses souvenirs et les faits. Un homme avait été assassiné lorsqu’elle avait rencontré Mathilde, une infirmière avait été brûlée vive, une mère droguée, et manipulée, grâce à sa fille kidnappée aux chevilles de laquelle on avait attaché des explosifs. Il était évident que la petite fille qui avait perpétré tous ces faits savait ce qu’elle faisait, que ces horreurs étaient les fruits mûrs de son intelligence démente. Mais comment associer un génie diabolique et une apparence d’enfant ?
Mais n’était-elle pas folle, cette gosse ? (Et comment pouvait-elle se poser cette question seulement maintenant ?) Jamais elle n’avait bu avec son patron, Stasi, du moins pas suffisamment pour que celui-ci finisse au trou. De quoi elle parlait alors ? De nouveau des énigmes, des mystères, elle haïssait les sous-entendus… ! Certes, la dernière fois, à la réunion à la mairie, il avait fini emmené, mais Grace n’avait rien à voir avec ça ! Elle se sentait mal, elle aurait aimé composer un numéro de téléphone et déverser ces horreurs dans une oreille compatissante. Mais elle n’avait rien ici. Rien, ni personne. Grace lâcha un sanglot, hoqueta ; et un torrent de larmes jailli sans qu’elle ne puisse rien faire. Elle cria, tempêta et les premiers paragraphes en devinrent illisibles sous l’eau lacrymale. Continuer à lire, c’était pure folie ! Que faire de toute façon ? Ce ton présageait des malheurs, et soudain, elle pensa à toutes les catastrophes arrivées récemment à Galway. Grace ne lisait pas le journal, ne voulait rien savoir des nouvelles. Mais une clinique se tient au courant toute seule. Qu’a-t-elle fait, qu’a fait Mathilde ?
Sans force, la lettre froissée rejetée au loin, Grace avait fini prostrée sur le plancher. Ses yeux étaient secs, taris, rouges et douloureux, et la curiosité lui faisait défaut. C’est toute seule que sa main se tendit vers le papier. Elle le déplia sans volonté et le lissa de la paume, lentement, comme si chaque geste souligné à l’extrême enlevait un peu du venin contenu dans les mots. Mathilde tenait à elle. C’était avoué, même pas à demi-mot. Elle la voulait. C’était l’attachement d’une psychopathe, mais Grace ne pourrait-elle pas l’aider ? Peut-être lui disait-elle dans la suite où elles pourraient se retrouver. L’amour de Grace en ferait une vraie petite fille.
Ses yeux parcoururent les derniers paragraphes. Plus de forces pour pleurer. Ni pour se rebeller contre sa décision. Maintenant, c’était trop tard.